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Tribune

Opinion | Innovation et inégalités : ruissellement ou captation ?

L’accroissement du capital intellectuel dans les nouvelles dynamiques industrielles génère une montée des inégalités, en grande partie soutenu par les programmes publics de soutien à l’innovation. Le ruissellement tant attendu ne peut passer que par une réelle contribution des bénéficiaires aux biens communs, estime Jérôme Vicente, professeur de sciences économiques à Sciences Po Toulouse.

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Par Jérôme Vicente (professeur de sciences économiques à Sciences Po Toulouse)

Publié le 10 janv. 2020 à 09:27

La croissance des inégalités est un fait désormais bien établi par les sciences sociales avec en pointe les recherches menées par Thomas Piketty et ses équipes. Elles éclairent les failles de cohésion de nos économies et invitent à rafraichir les politiques publiques. Beaucoup croient au ruissellement : libérons les forces entrepreneuriales, incitons à l’innovation pour gagner la course aux économies de la connaissance.

Les bénéfices ruissèleront au travers des méandres des structures sociales. Les inégalités se maintiendront, mais seront la boussole à suivre pour améliorer les conditions de vie de ceux qui n’ont su participer à cette course, mais qui, des tribunes, en récolteront une partie des fruits. Une ode à la "start-up nation", qui se termine en "Gilet-jaunisation".

Pour éclairer cela, attardons-nous un instant sur une des dimensions des dynamiques inégalitaires de patrimoine : le capital intellectuel. Peu introduit dans les analyses "à la Piketty", il est pourtant celui qui est à la source d’une part croissante du patrimoine. Le patrimoine financier d’un côté, auquel contribuent les rentes de propriété intellectuelle.

Pensons au patrimoine des patrons des GAFAM dont l’essentiel repose sur du capital intangible, caractérisé par des lignes de code gravées dans des droits de propriété. Pour s’en convaincre, 4 des 5 lettres des GAFAM apparaissent dans le top 10 du classement Forbes. Le patrimoine terrien de l’autre, issu des dynamiques du marché foncier dont les rentes sont directement touchées par l’hyper concentration des activités intensives en connaissances. Pour s’en convaincre encore, 3 des mêmes 5 lettres ont leur siège (et la résidence de leur dirigeant) dans les villes de la Silicon Valley, alors que fleurit une contestation contre la gentrification à San Francisco ; que San José, à quelques encablures du cœur de la Valley, pouvait au milieu des années 2010 se prévaloir du taux de "homeless" le plus élevé des États-Unis. Un ruissellement donc ? De courte distance alors, absorbé par de profondes failles moins visibles que celle de San Andreas.

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Complexité technologique et captation de rentes

Alors pourquoi cette part croissante du capital intellectuel génère-t-elle une accélération des inégalités de patrimoine ? Il n’aura échappé à personne que les produits technologiques que nous consommons sont de plus en plus complexes et assemblent différents éléments, qualité et étendue de l’assemblage influençant notre disposition à payer. Préférons-nous le dernier smartphone ou faire l’acquisition d’un "dumb phone" (téléphone idiot), avec, à côté, un vieil appareil photo, un Quo-Vadis, et une vieille console pour notre Tetris ?

Tout cela a des conséquences sur les structures industrielles que les régulateurs n’ont pas nécessairement intégrées. Au-delà des effets de réseaux dont on connait l’influence sur le degré de concurrence, la montée en complexité des technologies confère à ceux qui en détiennent les briques essentielles (infrastructures, plateformes, audiences) une source de rente captée chez l’ensemble des acteurs souhaitant en bénéficier pour développer de nouveaux marchés.

Ces mêmes rentes permettent à ces oligopoles d’attirer par des salaires élevés les meilleurs ingénieurs pour améliorer la performance de ces briques essentielles, en diversifier les usages et donc les marchés possibles, et sécuriser ainsi leur position (croit-on sérieusement en France en notre capacité à retenir les meilleurs ingénieurs en intelligence artificielle ?).

Ces deux conséquences participent d’une double montée des inégalités. De capital financier et de revenus d’abord, aisément explicables dans le cadre des recherches "à la Piketty" : les technologies complexes, dont les détenteurs extraient des rentes parfois jugées indécentes, génèrent une inflation des salaires dans les industries qui les développent. Mais aussi des inégalités géographiques. Peu explorées, ces inégalités se dévoilent au fur et à mesure que les phénomènes de mécontentement se développent (voir les travaux d’Andres Rodriguez-Pose sur "The Geography of EU Discontent"). Elles s’expliquent par un double mouvement : la résurgence des monopoles technologiques contribue à l’hyper concentration spatiale des ingénieurs hautement qualifiés dans quelques "vallées siliconées", engendrant une attractivité tout autant économique (salaires, connexion aux réseaux académiques et financiers) que symbolique ("the place to be"). Ainsi s’accroissent les rentes foncières, excluant et paupérisant une large partie de la population dans des périphéries souvent proches, du fait des nécessaires interdépendances entre la partie visible de la "tech" et sa marche au quotidien (activités de service).

Des inégalités de patrimoine subventionnées ?

On pourra arguer des risques de franchir des seuils de cohésion sociale. Mais les arguments avancés demeureront affublés par leurs détracteurs du fait qu’un accroissement de fiscalité redistributive n’aurait comme conséquence que de réduire les incitations et fragiliser le potentiel de croissance. Loin d’être le fruit d’une main invisible, le ruissellement ne peut fonctionner que par la mise en place de dispositifs fiscaux visant à réinjecter une partie de ces rentes dans le circuit économique. Une justification économique existe.

Un détour par l’histoire nous révèle en effet que ces mêmes rentes résultent d’un investissement public important. Le remarquable travail de Margaret O'Mara ("The Code") sur un siècle d’histoire industrielle de la Silicon Valley nous révèle à quel point les différents programmes militaires du milieu du XXe siècle ont conduit à ancrer les bases scientifiques et technologiques, bases sans lesquelles quelques lettres des GAFAM n’auraient pu générer de telles rentes et prospérer aujourd’hui sur l’ensemble des marchés. Plus près de nous, est-il besoin de rappeler la montée en puissance du crédit impôt recherche, des différents programmes nationaux et européens de soutien à l’innovation, pour mieux comprendre l’accélération du rythme des innovations et l’accroissement des rentes de propriété intellectuelle captées par des entreprises en proie à des déficits de compétitivité au sortir des Trente Glorieuses.

Il est donc temps de s’interroger sur les attendus de ces incitations publiques à l’innovation. Doivent-elles se limiter à accroitre la compétitivité de ceux qui les reçoivent, au risque d’effets d’aubaine venant grossir les rentes d’oligopoles ? Ou, en parallèle, doivent-elles servir à innover dans le développement de biens publics permettant de réduire les fractures sociales et améliorer le niveau de vie des populations ? Un seul exemple : malgré les incitations publiques à l’innovation dans l’industrie du numérique en France dès la fin des années 1990, l’effet de ruissellement ne s’est pas réalisé. Il en résulte des difficultés dans de nombreux secteurs. Pour n’en citer que quelques-uns, les taxis, l’industrie hôtelière, ou les industries culturelles, se retrouvent désormais fragilisés et en situation de dépendance forte envers des géants étrangers du numérique (Uber, Booking, Amazon, …) dont ils viennent grossir les rentes. Si, dans une logique plus entrepreneuriale que simplement contributrice, l’acteur public avait conditionné les aides à l’innovation à la participation des récipiendaires à un programme national de construction de plateformes numériques à destination du monde économique, nul doute que nombre de secteurs auraient pu en bénéficier pour se moderniser afin de préserver voire créer des emplois.

Il n’est jamais trop tard pour que la main visible de l’acteur public reprenne le dessus. Le récent plan national d’Intelligence artificielle, ciblé sur une poignée de "Valleys", consiste à ressourcer le monde académique sur le thème, inciter aux collaborations entre la recherche publique et les centres de R&D des principaux champions nationaux. Il fait peu de doute que ces champions sauront tirer profit des transferts de connaissances publiques. Mais pour générer des effets de ruissellement, ce plan devra prévoir d’assujettir ces aides publiques à la participation "inintéressée" des bénéficiaires à un programme d’action en faveur d’une intelligence artificielle au bénéfice de la société, d’une modernisation des services de mobilité, d’éducation, de santé ou de réduction de l’empreinte carbone.

Sans un tel plan, l’acteur public favorisera certainement la compétitivité des bénéficiaires, mais une part de la dépense publique pourrait alors être en grande partie absorbée par les rentes de propriété intellectuelle. Un accroissement des inégalités subventionné en quelque sorte ! Pour réparer une telle défaillance, il est temps de mettre en œuvre des dispositifs qui organisent le tant attendu ruissellement. À ce jour, cette métaphore hydro-naturaliste ne peut être opportunément défendue que par ceux qui captent les sources qu’ils n’ont pas nécessairement découvertes à eux seuls.

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